Les "branches mortes". C'est ainsi que sont appelées les petites Indiennes victimes d'avortements sélectifs. Un phénomène loin d'être anecdotique : alors que le ratio naturel devrait se situer à environ 950 filles par millier de garçons nés, il est aujourd'hui de seulement 927. D'après une étude publiée en 2006 dans le journal médical britannique The Lancet, il y aurait chaque année 500 000 avortements de fœtus féminin en Inde. Soit dix millions de filles éliminées depuis 1985...
D'après une enquête récente de l'ONG britannique ActionAid, Disappearing daughters, cette tendance ne cesse de s'accentuer. Menée sur 6000 foyers de cinq Etat du nord et du nord-est indien, l'étude met carrément en garde contre le risque d'une "génération perdue". D'après l'étude, le ratio filles/garçons aurait en effet encore chuté depuis le dernier recensement, en 2001, dans quatre de ces cinq Etats. En extrapolant à l'ensemble du pays, l'organisation estime donc que le taux de natalité féminine a atteint son plus bas niveau historique.
Dans les régions riches du nord, l'infanticide pratiqué autrefois a été remplacé par ce que les Indiens appellent le "foeticide" : l'apparition des technologies modernes de l'échographie il y a 20 ans a abouti à l'élimination massive des fœtus féminins. Lorsque la première clinique équipée a ouvert ses portes au Penjab en 1979, il y avait 925 filles pour 1000 garçons. En 1991, elles n'étaient plus que 875, 793 en 2001, et 730 aujourd'hui.
Le phénomène est partout présent, aussi bien à la campagne qu'à la ville, aussi bien parmi les classes aisées que défavorisées. Cependant, contrairement aux idées reçues, cette sélection du sexe de l'enfant est plus répandue dans les zones urbaines, parmi la population aisée et éduquée. Au Penjab notamment, l'Etat le plus riche du pays, les chiffres recueillis auprès des hautes castes des zones urbaines sont édifiants : 300 filles seulement pour 1000 garçons. Dans les campagnes pauvres qui n'ont pas accès à ces moyens cliniques, l'infanticide reste banal, notamment par négligence de soins apportés aux nouveau-nés de sexe féminin.
La révélation du sexe de l'enfant et l'avortement sélectif sont pourtant illégaux. Depuis 1994, un médecin révélant le sexe de l'enfant lors d'une échographie est ainsi passible de trois ans de prison. Ces pratiques sont pourtant largement répandues, et tolérées de facto : à ce jour, seuls une poignée de praticiens ont été condamnés, à des peines mineures. Selon un rapport de l'OCDE publié en 2004, "si l'Inde est un des pays qui a fait le plus de lois pour les femmes, c'est celui où l'écart entre la loi et la réalité est le plus grand."
Le garçon est préféré parce qu'il transmet le nom, peut gagner de l'argent et s'occuper de ses parents âgés tandis que la fille, destinée à quitter sa famille, reste un véritable fardeau financier, d'autant qu'il faut payer une dot pour son mariage. Dans ce système, la pression familiale exercée sur les mères est immense, et les coutumes demeurent plus fortes que les lois, comme l'analyse Laura Turquet, co-auteur de l'étude d'ActionAid : "l'horreur de cette situation, c'est que pour les femmes indiennes, éviter d'avoir une fille est un choix rationnel. Tant que le gouvernement ne s'attaquera pas aux raisons de fond de cette discrimination, notamment au système de la dot, les filles resteront condamnées avant même de naître".